Aristoclée (Alexandre HARDY)

Sous-titre : le mariage infortuné

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1621.

 

Personnages

 

STRATON, gentilhomme Orchoménien amoureux d’Aristoclée

ARISTIDE vieillard et domestique de Straton

CALISTÈNE, corrival de Straton et favori d’Aristoclée

TÉOPHANE père d’Aristoclée

CHŒUR DE CITOYENS D’ALIARTE

ARISTOCLÉE, fille de Théophane

CRISIPPE, ami de Straton

TIMARQUE, ami de Straton

PISISTRATE, ami de Straton

LEUR SUITE

 

 

ARGUMENT

 

Straton jeune Gentilhomme des plus riches et mieux apparentés d’Orchomène, dénient éperdument amoureux des beautés d’Aristoclée, fille qui appartenait a l’un des plus honorables citoyens d’Aliarte petite ville fort proche de la sienne : étant donc averti que certain Corrival nommé Calistène parent et compatriote de sa maîtresse y prétendait la même chose, quoi qu’inégal de fortune ; il la demande lui-même au père en mariage, qui se porte neutre, et remet la libre élection d’un mari à cette jeune beauté, si bien qu’en publique assemblée du peuple d’Aliarte, elle préfère, contre l’opinion de tout le monde, Calistène à Straton, qui conçoit de là une haine mortelle contre le voleur de son âme, et quelque temps après sous ombre d’une feinte réconciliation, dresse avec ses amis certaine embuscade à la fontaine de Siloesse hors la ville d’Aliarte, où se célébrait la superstitieuse cérémonie de leurs épousailles : si bien que la belle arrivée sur les lieux est mise en pièces par ces deux compétiteurs qui la tiraillent chacun de son côté ; Straton la voyant expirée sur la place, s’enfuit au haut et au loin, sans être jamais  depuis ; au regard de Calistène après plusieurs regrets il s’immole au lieu d’hostie sur le corps de sa cha.ste moitié, ce qui ferme la Tragédie conduite a sa perfection, et extraite de Plutarque.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

STRATON, ARISTIDE

 

STRATON.

Onc mortel moins heureux en sa bonne fortune,

N’éprouva plus que moi la céleste rancune,

N’éprouva plus que moi la disgrâce d’amour,

Enfant malicieux qui s’oppose a mon jour,

Qui ternit le plus clair de ma béatitude,

Qui paye mes travaux avec l’ingratitude,

Qui foule sous les pieds, réduit en ses liens.

Tout ce que j’ai d’honneurs, de crédit et de biens,

Suscite un corrival incapable de gloire.

Las et de son côté fait pencher la victoire.

Aristide qui fus mon refuge toujours,

Prolonge en ton conseil la trame de mes jours,

Avise à me tirer cette épine de l’âme,

Il n’est pas que jadis une amoureuse flamme,

Il n’est pas que jadis un martyre pareil

Du mien, ne t’ait appris le salubre appareil :

Tu me vois au refus épouser une tombe,

Au mortel désespoir la constance succombe.

Il faudra que ma main guérisse ma douleur,

Ou qu’elle aille égorger de ce pas un voleur.

ARISTIDE.

Le conseil n’entre point où l’amour seigneurie,

Un la raison ne peut qu’irriter sa furie :

Mais tel cas merveilleux m’emplit d’étonnement,

Jusques à ne le croire encore bonnement,

Qu’Orchomène en l’objet de ses beautés pudiques,

N’ait eu de quoi borner vos désirs fantastiques,

Qu’Aliarte, une ville étrangère, sans nom,

Vous attire plutôt sous les lois de Junon.

Ô bizarre appétit, ains visible folie,

Trouvons, trouvons ici quelque nymphe jolie,

On choisira parmi ce parterre de fleurs,

Une qui sur le champ conçoit mêmes chaleurs,

Une qui se répute en ce choix trop heureuse,

Qui ne sera plutôt aimée qu’amoureuse,

Autre avis ne saurait de ma part résulter,

Après lui vous devez l’oracle consulter.

STRATON.

On ne consulte point de chose résolue,

La plus chaste beauté ne me semble impolie,

La plus rare beauté triviale me put,

Depuis que ce Soleil parmi l’onde parut :

Mais de quelle façon ? comme au chasseur profane,

Autrefois se montra l’imprudente Diane,

Je passai, d’aventure, en Lebadie alors

Qu’Aristoclée allait purifier son corps

Dans le cristal des eaux d’Ercyne la fontaine,

Action superflue, et de scrupule pleine,

Ce chef-d’œuvre divin, ce vase précieux,

Qu’a son service élut le Monarque des cieux.

N’a besoin qu’aucune eau le lave, injurieuse ;

Tant y a j’aperçu cette vierge pieuse,

Qui, selon la coutume, entrée dans le bain

Du père Jupiter, portait le lendemain

La corbeille sacrée en sa cérémonie,

En sa procession de mémoire infinie :

Ah tel ressouvenir me dérobe la voix,

Un immobile tronc me rend une autre fois.

ARISTIDE.

Bref, que cette beauté s’asservit ainsi nue,

Une âme au même instant captive devenue,

Que de la contempler vous eûtes le loisir,

Et que l’objet redonne une fièvre au désir.

STRATON.

Tu dis vrai, derechef son agréable idée

Me repasse des yeux en l’âme intimidée,

Il me semble revoir un miracle si beau,

Mille petits amours promener dessus l’eau,

Revoir s’éparpiller une tresse dorée

Autour du col neigeux de ma nymphe adorée,

Qui repassait les mains dessus l’ivoire blanc,

Ores de sa poitrine et tantôt de son flanc :

Mon malheur ne permit avec tel avantage,

De pouvoir ses beautés découvrir davantage,

Tant l’honneurs (!) monstre horrible, impitoyable et fier,

À sa honte semblait mon heur sacrifier,

Tant un secret instinct à sa vertu pudique,

En ces occasions le futur prognostique.

Autre Actéon depuis, mille soucis mordants,

Me déchirent le cœur attaqué là dedans,

Elle fuit ma poursuite, elle ruse, elle tâche

À me faire périr d’un labeur sans relâche ;

Voilà mon sort dépeint, mon déplorable sort,

Qui trahi de l’amour n’espère qu’en la mort.

ARISTIDE.

Ce désespoir messied à un brave courage,

Que Mars n’épouvanta de son sanglant orage,

Et que la patience assez rare aux amants,

Surgirait dans le port de ses contentements.

STRATON.

Ta consolation me sent son imposture,

Si de pareils moyens tu ne fais ouverture.

ARISTIDE,

Les moyens, à fléchir une Dame, tenus.

STRATON.

Mon malheur veut déjà ses désirs prévenus.

ARISTIDE.

Et qui vous la querelle ?

STRATON.

Un jeune téméraire

M’ose, l’affection de ma Sainte, soustraire.

ARISTIDE.

Quel déceptif appui soutient sa vanité,

De grâce dites-moi son nom, sa qualité.

STRATON.

Un certain Calistène homme de nulle estime,

Chez elle mon bon droit sous la faveur opprime,

Il est son patriote et quelque peu parent ;

Naufrage de mon heur, hélas, trop apparent,

Obstacle épouvantable à qui se représente

D’un ennemi couvert la cautèle nuisante,

Et que cet enchanteur à son aise séduit

L’impétueuse beauté qui, crédule, me fuit.

ARISTIDE.

Tout cela n’y fait rien, la volonté du père

Qui ne saurait qu’avoir vôtre alliance chère,

Sur la sienne prévaut, ayez la seulement

Car leurs brigues après n’importent nullement.

STRATON.

Abordé l’autre jour à une heure choisie,

Je lui fis d’assez loin sentir ma jalousie,

Avec l’intention d’une chaste amitié,

De rendre dedans peu sa fille ma moitié :

Mais la réponse lente et froide outre mesure,

Ne me frappa le cœur que d’un sinistre augure,

Ses compliments fardés ne m’agréèrent point,

Bref, qu’onc je ne le peux faire venir au point,

Le résoudre, pressé, à trancher la parole,

Et sa conclusion fort suspecte, fort molle,

Me remit à hâter l’affaire lentement,

Équitable sujet d’un mécontentement.

ARISTIDE.

Bien que tel offre tourne a son grand avantage,

L’honneur ne permettait d’en dire d’avantage,

Une froide poursuite appelle un froid accueil,

Jupiter amoureux dépose son orgueil,

Un père veut ouïr, en demande pareille.

Par les soumissions chatouiller son oreille,

Fut-il inférieur, et mille et mille fois,

D’eût-il, simple bouvier, être allié des Rois,

Ce mépris donc ôté, que la seconde atteinte

Au bonhomme découvre un courage sans feinte,

Lui montre que l’amour infini de pouvoir,

Vous met en son endroit plus qu’en vôtre devoir ;

Après si l’insolence ose louer la tête,

Si sa perversité dédaigne la requête,

Poussons, à toute bride, un généreux courons,

Qui le rende à même heure, et raisonnable et doux,

Qui la douceur stérile en sa première amorce,

Une pleine victoire obtienne a vive force ;

Où la juste douceur n’entre avec ses appas,

La force illégitime adonc je ne tiens pas.

STRATON.

Ne me parle jamais d’une amitié contrainte,

Qui se pense installer tyrannique en la crainte,

J’userai toutefois de ce fidèle avis,

Et sans plus insister sur de simples devis,

Le père mis au choix, nous réduirons à prendre,

Celui qu’il jugera de plus capable gendre,

Mais mon rebut demeure a ses auteurs fatal,

Dès l’heure m’éprouvants ennemi capital.

 

 

Scène II

 

CALISTÈNE, ARISTOCLÉE

 

CALISTÈNE.

Un tourbillon fâcheux de diverses pensées,

En l’esprit irresout çà et là balancées,

Emporte mon amour, qui son destin suivant,

Doute où le jettera la fureur de ce vent ;

Son chaste objet en tout favorise ma flamme,

Et nos deux corps ne sont régis que par une âme,

Et nos désirs ensemble aspirent à un port,

Voire presque déjà s’égalent sur le bord :

N’était que la fortune interpose envieuse,

De ce compétiteur à l’âme audacieuse,

Une active poursuite, un redoutable effort,

Comme en nombre d’amis, en richesses plus fort,

Comme qui me présume à supplanter, facile,

Tenant dessous sa main le pouvoir de sa ville ;

Du côté de la nymphe, il n’y a que douter,

Mais un père me donne, avare, à redouter,

Ce siècle perverti, qu’au luxe ne regarde,

Ma vie en mon amour d’autre part se hasarde,

L’assurance de l’un, de l’autre est le danger,

Ma fortune le cède à ce rogue étranger,

Ton épouse en tes bras honteusement ravie,

Tôt ou tard opprimé, te coûtera la vie.

Pourquoi cela ? pourquoi rétif quitterais-tu

Un beau pris amoureux jusqu’ici débattu ?

Jupiter de la haut protège l’innocence,

Ton corrival ne peut contre telle puissance,

Sur tes gardes toujours tu le remets au pis.

Quels discords à la fin n’a le temps assoupis ?

Reprend courage donc, poursuis, poursuis ta pointe,

Montre à ton ferme amour une assurance jointe,

Qui sèvre ce mutin d’un espoir mal conçu :

Ah voici ton soleil qui te rit, aperçu,

Va t’égayer aux rais de sa blonde lumière,

Va recueillir, heureux, sa faveur coutumière,

Ains va de plus en plus te confirmer sa foi,

Supposant qu’un rival t’apporte de l’effroi.

ARISTOCLÉE.

Ma présence vous semble attrister, importune,

Comme présage pris de mauvaise fortune,

Comme odieuse à qui se voulait dispenser,

Au meilleur entretien d’un sérieux penser ;

Ne dissimulez point, l’imprudence commise

Se répare, ma vue en autre temps remise,

Que telle fantaisie évaporée en l’air,

Un front si nuageux me paraîtra plus clair.

CALISTÈNE.

Ne dites pas cela bel astre que j’adore,

Autre aspect n’adoucit l’ennui qui me dévore,

Autre ne peut rassoir la crainte qui me tient,

Pour laquelle se corps à peine se soutient,

Pour laquelle mon âme angoisseuse soupire,

Sachant ce qu’un rival de naguères conspire :

Rival dont le parti vous est avantageux,

Voilà chaste beauté, qui me tue, ombrageux,

Voilà qui, solitaire, agite ma pensée,

En contraires projets diversement poussée,

Veuillez donc, pitoyable, à ce pauvre captif

Prononcer de son sort l’arrêt définitif.

ARISTOCLÉE.

Un père la dessus le silence m’impose,

Qui de mes volontés absolument dispose,

Qui ne songe à rien moins qu’a ce qui vous fait peur,

Qu’à paraître aux effets variable où trompeur.

Straton de vrai commence à presser sa poursuite,

Un vain espoir l’attire et l’attache à ma suite,

Mais ses discours en l’air se perdent, superflus,

Ses plaintes, ses soupirs ne m’émeuvent non plus

Que si mon âme était de marbre composée,

Et ne me trouveront jamais mieux disposée,

Deux ne peuvent avoir même place en mon cœur,

Vôtre unique portrait y préside vainqueur,

Et si mon géniteur favorable demeure,

Il n’en sortira point que premier je ne meure,

Il n’en sortira point paravant le tombeau,

Car sans vous ici bas je ne vois rien de beau.

CALISTÈNE.

Ah dure exception qui mes maux renouvelle,

Qui plus qu’au précèdent me remet en cervelle,

Ma fortune trop basse avec juste raison,

Chez ce compétiteur n’entre en comparaison,

Relevé de moyens, relevé d’origine.

Que déjà votre époux ma frayeur s’imagine,

L’or pénètre par tout, son éclat gracieux

Ôte le jugement aux plus judicieux,

Pervertit, suborneur, la meilleure nature,

Et du faible innocent creuse la sépulture,

Et peut bouleverser les plus puissants États ;

Ainsi ce concurrent qui le possède à tas,

Vers un père usera de l’appas de ses charmes,

À me vaincre il n’a point de besoin d’autres armes,

Bien qu’accompli d’ailleurs, jeune, beau, valeureux,

Tout s’accorde à l’effet d’un mariage heureux.

ARISTOCLÉE.

Sa richesse pourrait se rencontrer égale,

Où même surpassant celles du vieil Tantale,

Que ses prétentions ne réussissent pas,

Que mon père ne moi ne mordrons à l’appas :

L’égalité nous plaît, l’égalité contente

Et borne nos désirs outre pareille attente,

Sa grandeur l’apparie à plus grandes que moi,

Qui ne vous manquerai, que je puisse, de foi.

CALISTÈNE.

Ô favorable oracle, ô promesse capable,

De donner à mes yeux la victoire palpable,

Pourvu que ce superbe exilé désormais,

Où réside mon mieux ne paroisse jamais.

ARISTOCLÉE.

Semblable paction dénient répréhensible,

En ce qu’elle s’étend au delà du possible.

CALISTÈNE.

Un honnête congé produira tel effet.

ARISTOCLÉE.

Le moindre à qui l’affront du refus sera fait,

Sans quelque bienséance au temps accommodée,

Ne peut, que du levain d’une haine gardée,

Courir a la vengeance, et faire, dangereux,

Voler d’un désespoir les éclats funéreux.

CALISTÈNE.

Exclus, n’importe après, que l’on me laisse faire,

Cette dextre viendra trop à bout de l’affaire,

Moyennant que l’honneur guide ses actions,

Que sans supercherie au duel nous passions.

ARISTOCLÉE.

Plutôt que le sujet d’un meurtre je me visse,

Vive en ses gouffres noirs la terre me ravisse.

CALISTÈNE.

À ce conte, chétif, même martel toujours

Servira de torture à mes langoureux jours,

Un concurrent sera chaque minute d’heure

Introduit dans le Ciel où mon âme demeure,

Sous ombre de porter un titre spécieux,

Sous ombre de se rendre humble et officieux,

Le rustre préféré tiendra ma tourterelle

Attachée en discours, familier avec elle :

Ah qu’une mort au pris me favoriserait,

De combien de trépas elle m’eximerait.

ARISTOCLÉE.

Le plus expédient, Calistène ma vie,

Consiste à s’obtenir la chose poursuivie,

À ne se feindre plus vers mon père attendant

Qu’on aille de courage en cela procédant,

Et que l’âme en un mot s’exprime par la bouche,

De quiconque me veut compagne de sa couche,

Vous y aviserez, adieu jusqu’au revoir,

Séjourner davantage excède mon pouvoir.

CALISTÈNE.

Adieu belle homicide, adieu, ton doux oracle.

Auquel j’obéirai me promet un miracle,

Ains m’adjuge le prix du myrte glorieux.

Qui r’envoye un rival la honte sur les yeux.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TÉOPHANE, STRATON

 

TÉOPHANE.

Confus d’entendement parmi ces deux extrêmes,

Mon recours est à vous, ô puissances suprêmes,

Mon refuge est chez vous, protecteurs immortels,

De qui journellement j’enrichi les autels,

Qui prîtes le souci de conduire mon âge

Jusqu’au havre fatal, peu s’en faut, sans naufrage,

Célestes détournez le funeste accident

Qui menace mes jours proches de l’occident,

Une double alliance à ma famille offerte,

Du comble de son heur écroulera sa perte,

Ce favorable vent qui s’empourpre trop fort,

Me forme dans l’esprit un image de mort.

La nécessité veut, nécessité cruelle,

Que d’un couple d’amants, la fureur mutuelle,

Se précipite au sang, vient à s’entr’égorger,

Enveloppe ma tête en ce commun danger,

Sitôt qu’Aristoclée, à l’un d’eux parvenue,

L’autre Ixion déçu n’embrasse qu’une nue :

D’interposer mon choix n’aigrit que leur courroux,

N’augmente qu’un martel frénétique et jaloux,

N’enflamme qu’un brasier de haine périlleuse,

Que tenait le respect jusqu’alors, sommeilleuse.

Chacun d’eux se prévaut, d’avantages exprès,

Celui-ci pour le sang me touche de plus près,

L’autre en l’extraction qui décore sa race,

En richesse, en honneurs, en crédit le surpasse,

Celui-ci de ma fille est l’âme et le souci,

L’autre le méritant présume l’être aussi,

D’assoir un jugement dessus leur préférence,

Je n’ose, et ne vois point qu’il y ait d’apparence.

Contraindre Aristoclée en ses affections,

Or que l’étranger eût plus de perfections,

Qu’à l’univers échu au lot de son partage,

Il ajoutât celui du céleste héritage,

Non certes, elle doit se choisir un époux,

La son contentement préférable sur tous,

Oblige mon devoir de lui lâcher la bride,

À faire qu’en sa cause elle même préside :

Les hôtes bocagers permettent à leurs fans,

Ce que nous ne devons dénier aux enfants,

La libre élection du désir inspirée,

Qui rend une amitié d’éternelle durée,

Qui du premier abord se sachant assortir,

Demeure insusceptible après du repentir.

Là ma conclusion dernière se termine,

Mais aperçois-je pas Straton qui s’achemine,

C’est lui même, voyons à ne mécontenter,

Qui sans doute nous vient un gendre présenter.

STRATON.

Mon cœur qui ne saurait plus souffrir son martyre,

Comme au seul médecin devers vous se retire,

Les plaintes la dessus, bègues par ci-devant,

Un vertueux projet murmurèrent souvent,

Qui ne se veut plus feindre, et dessous le silence

Nourrir de mes douleurs la longue violence,

Il est temps, il est temps que le discours à part,

Je tente de mon mieux le suprême hasard,

Offrant à vos vieux ans un support qui n’estime,

Qu’autre y soit recevable à titre légitime,

Connu de père en fils, jugez si recevoir

Un tel gendre que moi s’éloigne du devoir,

Si je puis pas tenir une femme à son aise,

Assez riche toujours pourvu qu’elle me plaise,

Ainsi qu’Aristoclée, incomparable honneur

Des mortelles beautés où se borne mon heur,

Un vertueux amour vous la demande nue,

Sa pudique vertu me suffit obtenue :

Jouissez de vos biens, certain que désormais

Straton rien dessus eux ne prétendra jamais :

Possesseur de la belle, à l’heure ma fortune,

Au contraire, devient a tous les siens commune,

Accordez-la moi donc sous telles pactions,

Instruit de la candeur de mes intentions.

TÉOPHANE.

Jaçoit que l’offre porte une pleine fiance,

Indigne que mon sang entre en cette alliance,

Indigne que ma fille espère onc un époux,

Qui s’ose nullement parangonner à vous,

L’honneur ne m’appartient, simple homme populaire,

Qui d’un pareil a moi mon gendre voudrai faire :

Où l’inégalité se trouve entièrement,

Un mariage heureux résulte rarement.

STRATON.

Ma franchise dira, de la feinte ennemie,

Que chacun m’est égal en votre prud’homie,

Qu’un sceptre a posséder sur moi ne pourrait pas,

Ce que la belle peut en ses chastes appas,

Elle mérite plus que l’honneur de ma couche,

Et pour ne l’adorer il faut être une souche,

Faites qu’à cela près, le vouloir paternel

Accouple nos moitiés sous un joug éternel.

TÉOPHANE.

Ma fille de l’enfance à grand’peine sortie,

Avec le mariage a quelque antipathie,

L’indiscrète l’estime une captivité,

Et à qui le peut fuir, un naufrage évité,

Nature toutefois effacera, puissante,

La superstition de cette âme innocente,

Sur tel avis reçu, donnez-vous le plaisir,

De passer doucement la sonde en son désir,

Et au cas qu’il ne fut rétif à l’hyménée,

Ma parole d’otage encor un coup donnée,

S’oblige d’accomplir vos vœux à même temps,

Qui lors me placeront entre les plus contents.

STRATON.

Ma peine s’appréhende infertile, trompée,

Chez qui d’ailleurs aurait l’âme préoccupée.

TÉOPHANE.

Vous savez plus que moi, les Cieux m’en sont témoins,

Et qu’oncques je n’ai su, sur ce sujet au moins.

STRATON.

Ma vue mainte fois à surpris Calistène

La fière courtisant qui se rit de ma peine.

TÉOPHANE.

Leur consanguinité familière a ce droit,

Que de mauvaise part un autre ne prendrait.

STRATON.

Leur consanguinité s’usurpe une licence,

Dont la rumeur vulgaire a trop de connaissance.

TÉOPHANE.

Croyez vous que l’honneur y souffre.

STRATON.

Nullement,

L’amour chez eux commence à germer seulement.

TÉOPHANE.

Premier que le discord davantage s’allume,

Ainsi que le permet l’ancienne coutume,

Après s’être touchez l’un à l’autre en la main,

Au temple de Junon nous nous rendrons demain,

Où l’affaire en public se videra sur l’heure,

Où mon suffrage acquis derechef vous demeure :

Tandis ne laissez pas de visiter un peu

Celle de qui la glace augmente votre feu.

STRATON.

J’irai trop volontiers esclave me soumettre,

À plus que le devoir ne semblera permettre :

Mais où quelque envieux et lâche suborneur,

À un ressentiment obligerait l’honneur,

Ma dextre tient le frein de son outrecuidance,

Ma dextre ne se plaît qu’à punir l’impudence

De ces hommes nouveaux que la terre produit,

Qu’une présomption téméraire séduit.

 

 

Scène II

 

TÉOPHANE, CALISTÈNE

 

TÉOPHANE.

Dieux comment la fureur étincelle en sa face,

Qu’est-il qu’en ce martel un amoureux ne face,

Un de sa qualité, tort d’amis, de crédit,

Qui peut en un moment plus faire, qu’il n’a dit.

Hélas, que le futur m’alarme, déplorable,

Paraître a son rival tant soit peu favorable,

Ruine ma maison, précipite mes jours,

Une plaie entamant qui saignera toujours,

Cause que deux à qui telle jalouse rage,

Pour ce pris amoureux acharne le courage,

Ne manquent a se perdre, à venir, inhumains,

Journalier accident, des paroles aux mains :

Ô d’un proche désastre effroyable apparence,

Le plus sage irresout en pareille occurrence :

Mais voici Calistène à point nommé venu

Savoir de quels discours t’a l’autre entretenu.

CALISTÈNE.

Un vertueux amour qui possède mon âme,

Se croirait offensé de plus taire sa flamme,

À qui peut, a qui doit me la faire amortir,

Et semblable dessein un prompt effet sortir,

Mon corrival en tout a sur moi l’avantage,

Hormis d’une foi pure unie au parentage,

D’une dévotion qu’autre ne peut avoir,

Et que d’ailleurs ne veut ma Sainte recevoir,

Vous arbitre établi que l’affaire regarde,

Chez qui nature a mis ce beau dépôt en garde,

À qui nature donne un premier intérêt,

Prononcez la dessus l’irrévocable arrêt,

Le destin de ma mort où celui de ma vie,

Qui ne se tient qu’heureuse en ce sujet ravie :

Vous perdez toutefois un gendre lue perdant,

Pauvre en biens fortuits, mais en zèle abondant.

TÉOPHANE.

Ma volonté captive et de nulle puissance,

Naturellement penche où paraît l’innocence,

Elle vous favorise, hélas ! mais sans oser

En suprême ressort du futur disposer,

Un orage prévu se forme dans la nue,

Qui blanchit de soucis ma vieillesse chenue,

Promettre Aristoclée à qui ne le croit pas,

Possible avancerait l’heure de son trépas,

Ayant à disputer cette palme amoureuse,

Contre une âme obstinée autant que généreuse,

Ayant à retirer cette masse du point

D’un redoutable Alcide et qui-frappe de loin,

Qui commande absolu dans sa ville natale,

Ainsi nous deviendrait l’alliance fatale,

Et vaut mieux en cela procéder mûrement,

Qu’à la hâte, indiscrets, faire peu sûrement.

CALISTÈNE.

À la bâte, depuis un siècle que j’endure,

Que l’amour sans gémir m’étend sur sa torture,

Comme les maux d’autrui, chez nous passent légers.

TÉOPHANE.

Ma prévoyance veut divertir les dangers,

Elle veut que le temps à la longue dégoûte,

Un de qui la vindicte, en commun se redoute.

CALISTÈNE.

Après votre suffrage obtenu, l’avenir

Ne saurait de sa part en crainte me tenir.

TÉOPHANE.

Si fait bien, moi qui lis dans cette âme blessée

Une très périlleuse et mauvaise pensée,

Qu’apprit l’expérience a vivre indifférant

Parmi ceux qui me vont à l’égal honorant.

CALISTÈNE.

Sur la pente réduit de pareil précipice.

Mon sort ne vous doit donc espérer plus propice ;

Quoi, n’ai-je pas le cœur et le bras assez fort,

Pour empêcher qu’on face à mon honneur, effort.

TÉOPHANE.

Ma faveur paraîtra l’heure propre venue,

Non d’une impatience esclave prévenue.

CALISTÈNE.

Mais la neutralité fomente ce discord,

Qui sous l’élection d’un gendre tombe mort.

TÉOPHANE.

Ma fille principale a décider l’affaire,

Sans blâme, sans péril, et bien tôt le peut faire.

CALISTÈNE.

Éclairci du moyen qui passe mon esprit,

Il n’y a patience à l’heure, qu’on ne prit.

TÉOPHANE.

Demain vous l’apprendra sans plus longue remise,

La chose au jugement de tout un peuple mise,

Où Junon la nopcière a son temple fameux,

Où pareils différends se vident, animeux,

Straton s’y doit trouver obligé de parole,

Qui perd en sa poursuite une peine frivole,

Qui ne peut espérer que l’affront d’un refus,

Moi certes en danger si onques je le fus :

Soit, mourir une fois me semble préférable,

À la perplexité qui me tient misérable.

Ô pauvre père hélas, qu’aux éternelles nuits,

N’es-tu déjà vaine ombre, et franc de tous ennuis.

CALISTÈNE.

Avant qu’un bienfaiteur à mon sujet s’outrage,

J’exposerai la vie et ce peu de courage,

Qui quelquefois au joug du devoir a remis

D’aussi pernicieux et rogues ennemis.

 

 

Scène III

 

STRATON, ARISTOCLÉE

 

STRATON.

Il ne tient plus qu’à vous, dédaigneuse farouche,

Un oui proféré de cette belle bouche,

Me rend le plus heureux qui respire le jour,

Qui combatte, soldat, sous l’enseigne d’amour,

Le bon homme fléchi, vient de signer ma grâce,

Et ne reste sinon que sa fille le fasse,

Et ne reste sinon qu’à me gratifier,

De vouloir sa parole, ores ratifier.

Dites donc après moi ; autre époux (j’en atteste

La sœur du Dieu qui sied dans le trône céleste)

Autre époux que Straton ne me possédera,

Autre, pour mes faneurs, ne le précédera,

Autre ne peut ce droit qu’à sa honte, prétendre,

Parlez, faites l’oracle a haute voix entendre,

Oracle de qui pend mon bon ou mauvais sort,

Oracle qui me juge en suprême ressort.

ARISTOCLÉE.

Surprise, une action d’importance si grande,

Résolue a loisir plus de terme demande,

Et ne faut pas avoir beaucoup d’entendement,

Pour juger qu’on ne peut bâtir sans fondement,

Qu’amour ne mûrit pas dedans une journée,

Et ne donne a cueillir les fruits de l’hyménée,

Fruits sujets à pourrir, en cas que la raison

Ne les cueille elle-même en leur propre saison.

STRATON.

Vous semble pas, mauvaise, assez longue la suite

Des travaux amoureux qu’avance ma poursuite,

Une discrétion muette n’a laissé

De vous montrer le cœur mortellement blessé,

Les soupirs, les sanglots fréquents à votre oreille,

N’ont que trop découvert mon ardeur nonpareille,

Même la plus grossière au discours eut compris

Le but en mes desseins du mariage pris,

Une confession me plairait, ingénue,

Vous avouant, captive, autre part détenue,

Elle me plairait plus, voire à l’infinité,

Que d’ouïr épargner ainsi la vérité.

ARISTOCLÉE.

Ma libertine humeur ne s’affecte à personne,

Qui la connaît, de feinte onques ne la soupçonne.

STRATON.

Calistène chez vous converse, familier,

Et doit ainsi plutôt le courage lier.

ARISTOCLÉE.

Calistène parent, use d’une hantise,

Qui n’allume au désir aucune convoitise.

STRATON.

Si est-ce que beaucoup en parlent autrement.

ARISTOCLÉE.

Le moyen d’empêcher un vulgaire qui ment.

STRATON.

Non, cela ne se peut, mais puis qu’à la bonne heure

Chez vos affections la liberté demeure,

Elles pourront sans peur et sans force aujourd’hui,

Mon service accepté, me libérer d’ennui,

Elles pourront loger au cœur d’une pucelle,

De mon feu violent quelque faible étincelle,

Et n’en rougissez point, plutôt promettons nous,

L’inviolable foi de l’épouse à l’époux.

ARISTOCLÉE.

Mon inclination déteste le servage,

Et me plait de nourrir un pudique veuvage.

STRATON.

Je ne croirai jamais qu’une telle beauté

Penche moins vers l’amour que vers la cruauté.

ARISTOCLÉE.

De quelle cruauté se trouverait coupable

Une, qui d’offenser le moindre est incapable ?

STRATON.

Il ne faudrait donc pas cacher dedans ces yeux

Tant de charmeurs appas et si contagieux,

Il ne faudrait donc pas, insensible à leurs flammes

Savoir prendre a la fois et éprendre nos âmes :

Parlons du principal, un père m’acceptant,

Ne confirmerez-vous son choix au même instant.

ARISTOCLÉE.

Un père, la douceur et la prudence même,

Ne tyrannisera mes désirs à l’extrême.

STRATON.

Disposée à vouloir mon droit favoriser,

Le désir ne se peut après tyranniser.

ARISTOCLÉE.

Un téméraire orgueil onc ne me fera croire

Que votre amour ne soit le comble de ma gloire,

N’excède mon mérite, au reste avec le temps

Nous pourrons demeurer l’un de l’autre contents.

STRATON.

Ô céleste parole en ta simple assurance,

Tu fais un amoureux revivre d’espérance,

Demain borne ce temps prescrit sans y penser,

Demain doit l’option d’un mari vous laisser ;

Adieu, ce point suffit à ma bonne fortune,

Toute prière après deviendrait importune.

Ma reine, derechef, adieu, souvenez-vous

Que l’univers n’a point de plus sortable époux !

ARISTOCLÉE, seule.

Ô pauvre homme abusé, tu n’es pas où tu penses.

Tes travaux chercheront ailleurs des récompenses,

Inutiles travaux sur l’arène semés,

Travaux en un sujet stérile, consommés,

Mon père ne saurait, non tout le monde ensemble,

Faire que nos moitiés le mariage assemble,

Qu’autre que Calistène ait place dans mon cœur,

Et qu’autre en ce combat demeure le vainqueur,

Un Calistène ôté, mon amoureuse flamme

Échange à son objet une funèbre lame,

Calistène a mes yeux seul aimable et seul beau,

Ne m’épousant, je veux épouser le tombeau.

 

 

ACTE III

 

TÉOPHANE, CHŒUR DE CITOYENS, STRATON, ARISTOCLÉE, CALISTÈNE

 

TÉOPHANE.

Aujourd’hui, citoyens, mon infirme vieillesse,

Que la pâle Cloton semble mener en laisse,

Vous reçoit spectateurs et arbitres aussi,

De la chose qui plus fomente son souci :

Deux corrivaux ayans chacun quelque avantage,

L’un fort en ses moyens, l’autre du parentage,

Briguent Aristoclée, et furieux d’amour

À leur choix m’ont contraint de prescrire ce jour ;

Or égaux en vertus, presque sans différence,

Je ne saurais auquel donner la préférence,

Je ne saurais lequel m’élire de support,

Sans embraser un feu d’homicide discord :

Conseillez donc, amis, en ce douteux affaire,

Qu’un pauvre père doit plus équitable faire,

Arbitre qui ne sait de quel côté pencher.

Au pis en vous croyant, croirai-je moins pécher,

Et si quelque désastre à ce sujet m’afflige,

À son secours après un public il oblige,

Où faute de secours, la commune douleur,

Du moins adoucira le fiel de mon malheur.

CHŒUR.

Ta prudence au pays utile reconnue,

Voit plus clair que nulle autre à travers cette nue,

Une témérité condamne, criminel,

Quiconque te démet du pouvoir paternel,

Quiconque entreprendrait avec mauvaise grâce,

D’assortir un époux à ta pudique race.

Juge équitable pris es communs différends,

D’où vient que la justice ici tu ne te rends ?

Que tu recours a ceux dont tu es la ressource,

On verra les ruisseaux remonter à leur source,

Paravant, qu’indiscrets, en te donnants conseil

Nous voulions éclairer les rayons du soleil.

TÉOPHANE.

Mille obstacles divers, étrange violence,

En pareil jugement m’imposent le silence,

Ma vie s’offrirait volontiers de rançon,

Au péril qui m’imprime un sinistre soupçon,

Qui mesure déjà son coup inévitable,

Sur qui ne peut à deux être juge équitable,

Ou le sembler au moins, si bien que le plus sûr

Consiste, déposé du droit de possesseur,

À vous laisser, amis, décider la matière,

À remettre en vos mains mon unique héritière,

Afin que sans faveur, sans dol, sans passion,

Sans respect, ou du sang ou de la nation,

Le suffrage public auquel je l’abandonne,

À l’un des deux partis, Aristoclée ordonne,

Celui qu’il jugera venir plus à propos,

Pour son utilité, pour le commun repos.

CHŒUR.

Toi-même plus expert aux affaires du monde,

Dessus qui le péril davantage redonde,

Qui lis dans le passé ce qui doit avenir.

Qui sais à qui ton sang se peut le mieux unir,

Prononce hardiment la sentence fatale,

Ainsi que souverain dans ta ville natale,

Que maître en ta famille et luge compétant,

Le bien des tiens ainsi que tout autre appétant.

TÉOPHANE.

Son bien se trouverait dans la tombe mortelle,

Et non pas à subir une aventure telle,

Et non pas à forger le glaive funéreux,

Qui met la parque au sein de ce couple amoureux,

Qui tire ma maison déplorable, en ruine :

heure mille fois maudite, que Lucine

Voulut favoriser ma couche d’un présent

À la tranquillité commune si nuisant.

STRATON.

Voilà trop offenser les cieux et la nature,

Qui firent leur chef-d’œuvre en votre géniture,

Afin que les mortels l’adorent ici bas,

Et que vous, trop capable à finir nos débats,

Trouviez en sa faveur un bâton de vieillesse,

Un gendre qui renonce à toute autre richesse :

Derechef, derechef sous telle paction,

Je veux effectuer une sainte action,

Je veux qu’autre Nestor, trois siècles d’une suite

À vos ans ajoutés, aux soins donnent la fuite,

Avec tout le bonheur qui se peut désirer :

Mais faites maintenant mes douleurs expirer,

Mais que ce corrival immobile se taise,

À peine dévoré d’une jalouse braise ;

Dieux, la juste fureur m’emporte, impatient,

Excusez le pouvoir d’un amour défiant.

CALISTÈNE.

Le coupable toujours a bon droit se défie,

Ou de soi l’innocent assez se fortifie,

Ainsi l’affection qui, pure, me conduit,

D’un foudre sans effet, n’imitera le bruit,

Elle ne mêle point la menace aux prières,

Choses qu’en désespoir on tente les dernières,

Elle ne se présume un sujet mériter,

Qui dût plutôt les cieux que la terre habiter,

Elle ne lui promet que sa pureté sainte,

Au surplus, elle ignore à fléchir sous la crainte,

Et ne démordra point si l’inique destin

Ne sèvre son espoir de ce chaste butin.

STRATON.

Quelle présomption t’enivre, misérable,

Toi qu’un monde présent me sait incomparable,

Toi que dessous ses pieds terrasse le malheur,

Que ne relève point le sang ou la valeur,

Qui ne te trouverais place entre mes esclaves,

Que l’âpre pauvreté retient dans ses entraves,

D’oser venir au pair, d’oser te prendre à moi,

D’oser ma volonté ne recevoir de loi :

Plus sage et sans paraître à la raison rebelle,

Renonce désormais à ta part, de la belle,

Compassé désormais tes désirs a ton sort,

Et ne t’obstine point à lutter un plus fort.

CALISTÈNE.

Celle à qui l’Univers ne sert que de théâtre,

D’ordinaire paraît aux vertueux marâtre,

Elle dispersera ses présents à celui

Qui n’a rien que l’orgueil et les vices chez lui,

Qui, possible venu de bons parents, forligne,

Et parvient aux honneurs desquels il fut indigne :

Je suis pour mon regard, voire plus que contant,

Certain heureux aspect au moins me permettant,

D’où l’eut Aristoclée avoir mon origine,

Bien, qu’un loyal amour extrême s’imagine,

Bien qui borne le plus de mon ambition,

Qui mes desseins égale à ma condition,

Sache qu’au demeurant, ma passable richesse,

Suffit à contenter une sage maîtresse,

Plus aise de ce peu soumis à son pouvoir,

Qu’en l’inégalité un Tyran recevoir.

TÉOPHANE.

De grâce, sans s’aigrir de propos davantage,

Faisons que l’équité maintenant vous partage,

Que chacun se soumette à vouloir la raison,

À ne rien attenter ici hors de saison,

Ou que pareil discord apaisé sur ma vie,

Par conséquent étouffe une homicide envie,

Une rancœur jalouse et faible en son sujet,

À qui le poissera, vil, contemptible, abject.

Assez, peuvent ailleurs, de plus parfaites dames,

Sous l’hymen amortir vos amoureuses flammes.

Que ma prière doit ma fille m’impétrer,

De ses prétentions l’un et l’autre frustrer,

À ce que mon repos parmi l’indifférence,

Trouve d’dorénavant une stable assurance,

Qu’elle et moi ne puissions le reproche encourir,

D’avoir fait deux amants à leur perte courir.

STRATON.

Permettez, sans remettre autrement la partie,

Sans craindre à mon sujet, que l’orgueil je châtie

De ce présomptueux, de ce jeune arrogant,

Sous l’appui d’une ville en sûreté morguant,

Bien que trop inégal, l’honneur qui me commande

À vider ce débat d’homme à homme, demande,

Donnez-vous, spectateurs, semblable passe-temps,

Qui désire, encor pas, un quart d’heure de temps.

TÉOPHANE.

M’extermine le Ciel avant que le permettre,

Que ce double homicide, en l’approuvant, commettre,

Que ma fille, moi vif, lui demeure de pris,

Tel damnable projet me trouble les esprits,

Mille glaçons au sein pêle-mêle, m’élance,

Procédons, procédons à moins de violence,

Avec moins de péril et plus de jugement,

La chose ne se peut faire trop sagement.

CALISTÈNE.

Pourquoi ? laissez courir la fortune des armes

Vrai moyen d’apaiser sur l’heure ces vacarmes,

Légitime chemin tenu des cavaliers,

Parmi les différends qui naissent, journaliers,

Un courage indiscret par ma voix ne se vante,

Mais en d’autres hasards il n’a pris l’épouvante,

Et ores que le sort voulut, injurieux,

Honorer de ma honte un rival furieux,

Sa victoire serait peu ou point fructueuse,

Ne faisant qu’étranger la beauté vertueuse,

Qui n’eut onc et n’aura pour lui d’affection,

Qui prépare une nue à cet autre Ixion.

STRATON.

L’injure que tu fais à sa divine essence,

Comme de tes défauts n’ayant la connaissance,

Et que jusques au col dans la nécessité,

Elle marche avec toi dernière en sa cité,

Cette injure mérite une peine exemplaire ;

Au reste, en quoi peux-tu davantage lui plaire,

Quelles perfections du corps ou de l’esprit,

Sinon que, séducteur, ton charme la surprit,

Que tu précipitas sa crédule innocence,

Que sa facilité t’acquit trop de licence :

Mais ce temps-là n’est plus, ores son jugement

Discerne quel profit lui vient du changement,

Voit qu’elle se profane a recevoir l’hommage,

De qui n’apportera que honte et que dommage,

Vermisseau du limon d’une commune éclos,

Sans amis, sans support, sans mérites, sans los.

TÉOPHANE.

Vous l’abaissez par trop, issu de bonne race,

Des siens il a suivi les vertus à la trace,

Toujours fort bien reçu parmi les gens d’honneur,

Que ma fille ne peut éprouver suborneur,

Jaçoit qu’inférieur de beaucoup je le tienne,

Qu’avec la votre au pair sa famille ne vienne,

Laissons, et m’en croyez, ces reproches qui font

À ceux d’un même sang quelque espèce d’affront :

Et pour voir cette guerre amoureuse, finie,

Envoyons consulter l’antre de Trophonie,

Son oracle reçu vide le différent,

Quiconque il jugera plus digne préférant.

CALISTÈNE.

Quel besoin d’emprunter la voix de ce Génie,

De languir tout un siècle en sa cérémonie,

Possible, n’impétrants à ce travail honteux

Que l’ambigüité d’un énigme douteux :

La vierge doit ainsi que plus intéressée

Sur semblable option découvrir sa pensée,

l’aimerai mieux quitter la lumière du jour,

Mieux descendre, ombre vaine, au nocturne séjour,

Que de voir ses désirs plier sous la contrainte,

Et tyran, me ravir une épouse en la crainte ;

Subissons le hasard du choix qu’elle fera,

Du choix qui tel discord fumant, étouffera.

STRATON.

J’accepte le parti comme fort équitable.

Déesse, jette donc ce foudre inévitable,

Mais poise auparavant ma sainte affection,

Seule capable ici de ta perfection,

Pense que ma fortune approche ton mérite,

Pense qu’en ton refus le juste Ciel s’irrite,

Et que ma perte après ne se recouvre plus

Au repentir suivi de regrets superflus,

Et que ma perte coûte à qui l’aura causée,

Les périlleux effets d’une vengeance aisée,

Ou mienne ou résolue à me favoriser,

Qui n’oserait ce choix ne point autoriser ?

Mon pouvoir te maintient plus qu’autre dame heureuse :

Or sus, d’dorénavant, ne hésite, peureuse,

Prononce à haute voix l’arrêt définitif

Du procès amoureux de ce couple captif.

CHŒUR.

Puis qu’arbitre agréable également reçue,

Leur querelle finit en ta volonté sue,

Romps ce honteux silence, et d’époux te retiens

Celui que tu croiras nécessaire a ton bien,

Celui que ton humeur plus conforme s’estime ;

Dépêche, pratiquant ce moyen légitime,

Retire nous de crainte et de perplexité,

Qui conspirons ensemble à ta félicité.

ARISTOCLÉE.

Soumise au bon plaisir d’un père mon refuge,

Lui seul du différent reste souverain juge,

Lui seul doit présider en cette élection,

Lui seul meut les ressors de mon affection,

Lui seul où tend la sienne attache mon envie,

Comme de qui je tien l’usufruit de la vie.

TÉOPHANE.

Ta piété devait l’hommage que tu rends,

Que la loi de nature attribue aux parents,

Mais pourtant mon pouvoir en ses bornes demeure,

J’aime mieux qu’avec moi ta pudicité meure,

Beaucoup mieux qu’asservir où tu ne voudrais pas,

Ta vie gémissante entre mille trépas :

Ma parole te tient la promesse avancée,

Qu’au joug hyménéan tu ne seras forcée,

Que quiconque te plaît contente mon désir,

Et qu’après toi je veux un gendre me choisir.

ARISTOCLÉE.

Libre, onc occasion ne s’offrira si belle,

De se consacrer toute à la mère Cybelle,

De rendre à son service un vœu perpétuel,

Ainsi la cause éteinte empêche ce duel.

STRATON.

Au contraire où tu dis, hors du monde recluse

Mon courage n’a plus de recevable excuse,

Son foudre ira punir jusques dans les enfers,

Qui frustre de leur pris mes longs travaux soufferts.

CALISTÈNE.

Ne doute qu’en ce cas mon désespoir extrême,

Contre l’auteur du mal ne prit le dessein même.

TÉOPHANE.

Ma fille résous-toi vu la nécessité,

D’élire un gardien de ta pudicité,

De mettre à l’un des deux le myrte sur la tête,

Accorde ce faisant la commune requête.

ARISTOCLÉE.

Ma langue n’oserait le courage exprimer,

De crainte du malheur qui nous doit opprimer.

STRATON.

Mon choix te garantit.

CALISTÈNE.

Le mien t’ôte de peine.

STRATON.

Regarde que Straton.

CALISTÈNE.

Surpasse Calistène

En pompeuse apparence, et cède en loyauté

De pure affection, vers ta chaste beauté.

STRATON.

Pense que tôt où tard ma vengeresse lame

Te fait r’entrer, menteur, ces paroles en l’âme.

CALISTÈNE.

Lors comme alors, ne laisse, ô soleil de mon jour,

Ne laisse d’adjuger le pris à mon amour.

TÉOPHANE.

Plus tu différeras, plus leur jalouse rage

Menace d’éclater quelque sanglant orage,

Dépêche Aristoclée, et veuille prévenir

Un esclandre mortel si proche d’avenir.

ARISTOCLÉE.

Hé bons Dieux ! que ne peut mon âme séparable,

Faire à deux à la fois, un secours mémorable,

Rendre à deux à la fois, témoignage combien

J’honore leur poursuite et désire leur bien,

Mais l’impossible, hélas ! me contraint de méprendre,

Et d’époux désormais un Calistène prendre,

Plus compatible avec ma basse qualité,

Car l’heur d’un mariage est en l’égalité.

STRATON.

Ô mille fois ingrate, en ce choix tu te prouves,

Le pire préférant, du naturel des louves,

Ta feinte hypocrisie, autre gouffre dormant,

À pour me dévorer alléché mon tourment,

Ta poison froide et lente, ainsi que la torpille,

Vient à bout d’une humeur crédulement facile,

Du moins elle présume obtenir ce pouvoir :

Ô perfide animal appris à décevoir,

Tu maudiras un jour ta damnable malice,

Et quiconque avec toi se trouvera complice,

Et quiconque me croit passer impunément,

L’irréparable affront de ton forcènement.

TÉOPHANE.

Oculaire témoin tu vois mon innocence.

STRATON.

Je vois que son mépris dans le tien prit naissance,

Que tu lui conseillas ce refus inhumain,

Et qu’a sa trahison tu as tenu la main :

Âme double, fardée, en fraudes endurcie,

Tu maudiras le jour que ma gloire obscurcie

Se soumit à chercher l’alliance des tiens ;

Vous ne faites, ingrats, que traîner vos liens.

CHŒUR.

Selon la paction naguères convenue,

De toi-même premier, équitable tenue,

Tu dusses patient vaincre cette fureur,

Pernicieux effet d’une jalouse erreur :

Choisi dans Aliarte, a ta flamme amoureuse,

Quelque chaste beauté qui soit moins rigoureuse,

Tu l’obtiendras plutôt que requise, et vivons

Amis dorénavant ainsi que nous devons.

STRATON.

La faute paraîtrait alors pis que brutale,

Méprisant les beautés de ma ville natale,

D’Orchomène fameuse et riche pour venir

Parmi ce peuple vil d’esclaves me tenir.

Ô sordide, impudente, exécrable canaille,

Avant que d’un second refus on se prévale,

Tu verras ma vengeance allumer le flambeau,

Qui fera d’Aliarte un ruineux tombeau.

CALISTÈNE.

Ces menaces en l’air inutiles perdues,

Sonnent sur les auteurs funestes descendues,

N’empêchent mon amour d’avoir, victorieux,

Remporté du combat le myrte glorieux :

Allons, allons l’apprendre à l’autel vénérable,

De Junon qui mes vœux exauce, favorable,

Allons Aristoclée et ne crains mon souci,

Que la moindre infortune arrive de ceci,

Et crois que tu vivras, possible outre l’attente,

Avec moi mille fois et mille plus contente,

Qu’en la sujétion de ce rogue étranger,

Qui croyait comme esclave à son joug te ranger.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CRISIPPE, STRATON, TIMARQUE, PISISTRATE

 

CRISIPPE.

L’énorme indignité de ce honteux outrage,

Qu’à peine souffrirait le plus lâche courage,

Nous oblige à courir aux armes de ce pas,

À faire des auteurs, qu’un seul n’échappe pas,

Père, fille, mari, égorgez sur la place,

Avant que le Soleil chez Thétis se délasse,

Telle injure ne touche à un particulier,

Elle semble Orchomène au combat défier,

En vous elle s’affronte à la gloire commune,

En vous de qui devait adorer la fortune

Ce populaire amas faible appui recherché

D’un rival dans les murs de sa ville caché :

Mais nous le trouverons, assez fors, assez braves,

Pour faire à même temps tous les autre esclaves,

Pour faire, et ce ne sont difficiles exploits,

Que l’on dise ici fut Aliarte autrefois.

STRATON.

J’atteste chers amis, du plus pur de mon âme,

Ce Dieu qui l’univers éclaire de sa flamme,

Qu’où mon compétiteur eût voulu généreux,

Mettre au sort de l’épée, un beau pris amoureux,

Disputer seul à seul, son droit comme le porte

Une loi de l’honneur chez vos semblables forte,

En ce cas l’action se passait doucement,

Vous implorer était mon moindre pansement,

Faisons mieux que quelqu’un derechef me l’appelle,

Et sans autres seconds brouillez dans la querelle,

Ma dextre se promet, ma dextre s’ébattant,

D’étouffer, abordé, ce Cercorpe à l’instant,

Qui combat de la langue, et fort parmi le nombre,

Croit toujours demeurer dans une ville à l’ombre,

Qui frauduleux aspic, après mon los blessé,

De l’avoir en sa haie espoir ne m’a laissé,

Si votre prompt secours assistant l’entreprise,

À mon juste courons sur lui ne donne prise,

Pourvu qu’au lieu d’honneur on me le face voir,

Son châtiment après est trop en mon pouvoir.

TIMARQUE.

Inégal ennemi, roturier et infâme,

De qui la trahison vous soustrait une femme,

Son épée à la votre il ne doit mesurer,

C’est un second affront, peu s’en faut, endurer ;

Mon bras substitué fera le sacrifice

D’un monstre si coupable à pareil maléfice,

J’irai le poignarder jusques dedans le sein,

D’une qui l’émancipé à ce lâche dessein,

Et de son cœur sanglant lui rebattre la face,

Pour venger un ami qu’est-il que l’on ne face ?

PISISTRATE.

Mon courage partit cette gloire a moitié,

Unanimes, allons l’égorger sans pitié,

Non pas lui seulement, mais qui dans sa défense,

Voudra participer, criminel, à l’offense.

Quelques serviteurs pris d’escorte seulement,

On vient de ce projet à bout facilement.

STRATON.

La pointe du péril m’appartient, préférable,

L’exploit d’autre façon dénient intolérable,

Avoir en son affaire embarqué ses amis,

Et demeurer oisif, qu’aux couards n’est permis.

Or mon esprit qu’aiguise un désir de vengeance,

À pareilles douleurs vraie et seule allégeance,

Trouve que ce renard en renard abordé,

Fera plus qu’un courons de fureur débordé,

Que réconcilier le rustre d’apparence,

Sa peine facilite en sa folle assurance,

De l’appas englouti, l’accroche à l’hameçon,

Qu’une feinte à propos lui jette sans soupçon,

Lui suppose invisible, avouant, mais de bouche,

Que ce qui s’est passé désormais ne me touche,

Qu’Aristoclée ingrate et perfide a le tort,

Que son sujet ne doit fomenter ce discord,

Et que je veux chez lui vivre avec la licence,

Des mortels pratiquée au siècle d’innocence,

Endormi la dessus, on choisira le temps

Propre à le faire choir où churent les Titans,

Où son orgueil ne peut moins qu’à l’ombre étonnée,

Le supplice trouver d’un autre Salmonée,

Tel projet la dedans naguères consulté,

Vu son peu de péril et de difficulté,

S’approuve ou se reprouve, ainsi que vos suffrages,

Résoudront maintenant, ô généreux courages,

Ô fleur des valeureux qu’à l’extrême réduit,

Mon désespoir implore en cette aveugle nuit.

CRISIPPE.

Celle que Jupiter commit sur la prudence,

Ne mettrait un conseil plus rare en évidence,

Conseil trop retenu, trop sage, trop heureux,

Pour la condition requise aux amoureux :

Ainsi notre Paris s’achemine à sa peine,

Paravant que jouir d’une pudique Hélène,

Ainsi le misérable ébloui de son heur,

Imite, prévenu, le superbe voleur,

Qui pensant triompher d’une proie ravie,

Lors qu’il s’en doutait moins, la perd avec la vie :

Mon avis ne saurait qu’approuver ce dessein,

Salutaire conçu, de prévoyance plein.

TIMARQUE.

La victoire à bon droit s’estime plus exquise,

Dans le sang épargné par l’industrie acquise,

Et plutôt qu’émouvoir la guerre en deux Cités,

Que lâcher une écluse a tant d’adversités.

Offrir au bien public cette placable hostie,

Est sans doute un chef-d’œuvre et un coup de partie,

Et ce subit éclair, le foudre précédant,

Empêche l’avenir d’un notable accident.

PISISTRATE.

Faites tout pour le mieux, certain que votre suite

Ne frustrera l’effet d’une sage conduite,

Qu’obstacle quel qu’il soit, n’alentit sa valeur,

Et se dût-elle perdre en perdant ce voleur.

STRATON.

Me préserve le Ciel de pareil infortune,

Or l’heure qu’on saurait choisir plus opportune,

M’oblige de ce pas à un voyage exprès,

Vers nos gens occupez aux nuptiaux apprêts,

La trois mots que profère une douceur contrainte,

Propres a les tirer de leur coupable crainte,

Plus qu’oncques me rendront maniables et doux

Ceux que telle faveur ferait mettre à genoux,

Que ma haine entretient en fièvre continue,

Et qui sur une grâce apparente obtenue,

Possible a mon amour permettent de primer,

Un envieux malin qui le croit opprimer,

Permettent que j’arrache à sa griffe traîtresse,

Le beau corps impolu d’une fière maîtresse,

Adonc je promettrai, maître des immortels,

De ne plus honorer ici que tes autels.

CRISIPPE.

Avisez seulement à presser l’entreprise,

À nous ouvrir chez eux un moyen de surprise,

Et je me ferai fort, ce suborneur éteint,

Qu’au fête de vos vœux aisément on atteint.

 

 

Scène II

 

TÉOPHANE, CALISTÈNE, ARISTOCLÉE, STRATON

 

TÉOPHANE.

Ne flattons point un mal presque irrémédiable,

Ce puissant ennemi n’est réconciliable.

Son animosité dure autant que ses jours,

Un glaive suspendu nous menace toujours,

Faibles, certes au pris du premier d’Orchomène,

En danger comme un flot avec l’autre s’amène,

Que du particulier on vienne au général,

Que comme il est aimé, courageux, libéral,

Sa querelle sur nous équitable débonde

Les forces d’une ville où se retire un monde,

Après si le public souffre à notre sujet,

Son aveugle fureur n’aura point d’autre objet,

Elle fera de moi chétif et de ma race,

Ce qui fut fait d’Orphée en sa cruelle Thrace,

Vous ne pouvez avoir plus favorable sort,

Hé bons Dieux ! ce penser me tue avant ma mort,

Mon esprit affligé ne s’en saurait distraire,

Mou cœur à ce vautour ne se saurait soustraire,

Et la parque ne peut que tardive arriver,

Que tardive, ce corps de sentiments priver.

CALISTÈNE.

Présumer qu’un public sans autre offense, épouse,

Les armes empoignant, sa rancune jalouse,

Que sur sa frénésie, vue grande Cité,

Qui ne voit en cela nulle nécessité,

Rompe avec ses voisins, leur déclare la guerre,

La plus brutale gent du reste de la terre

À peine en viendrait là, et si mal à propos,

Échangerait le trouble a un commun repos.

Posons que le crédit de l’adversaire inique,

Gagnât envers les siens ce pouvoir tyrannique,

Le Ciel juste vengeur notre parti prendrait,

Le Ciel pareils efforts inutiles rendrait,

Son bras toujours égal qui nos œuvres balance,

Oncques ne s’abaissa devers la violence,

Joint qu’à l’extrémité ce discord hasardeux,

Peut finir en la fin du premier de nous deux,

Pour dissoudre ce coup d’orageuse tempête,

À lui prêter adonc le collet je m’apprête,

Bien certain qu’il aura la moitié de la peur,

Que ce bras n’est alors au courage trompeur,

Et qu’il succombera plutôt à l’entreprise,

Qu’un, qui jamais vanteur importun ne se prise.

ARISTOCLÉE.

Bons Dieux, le désespoir de ce sanglant dessein,

Avec mille poignards me transperce je sein,

Faites, faites état que mon heure suprême,

Préviendra le moment de ce malheur extrême,

Qu’où je reconnaîtrai tel désastre approcher,

On ne me le pourra, que morte, reprocher,

Ce bras m’immolera de placable victime,

Plutôt que le sujet du désordre on m’estime,

Qu’infernale furie au monde subsister,

Veillez donc d’un projet furieux désister.

TÉOPHANE.

Certaine autre frayeur mes esprits intimide.

CALISTÈNE.

Quelle encor ?

TÉOPHANE.

Les aguets d’une embûche perfide.

CALISTÈNE.

Le plus brave en ce cas tombe où l’aura permis

Un destin qui régit tout le monde soumis.

TÉOPHANE.

L’homme accuse souvent le destin de sa perte,

Qu’il a peu, prévoyant, divertir trop aperte.

CALISTÈNE.

Jamais homme ne peut parvenir à ce point,

Ou l’ordonnait son sort de n’y demeurer point.

TÉOPHANE.

L’épreuve chaque jour nous montre que le sage

Se tire du bourbier d’un funeste passage.

CALISTÈNE.

Non pas quand le décret fatal y contredit.

TÉOPHANE.

Son pouvoir, la prudence aux mortels n’interdit.

CALISTÈNE.

Non, mais elle l’aveugle au besoin plus extrême,

Ainsi trouverez-vous toujours la chose même.

TÉOPHANE.

Absurde opinion, qui ne veut empêcher

À l’homme de vouloir en ses maux trébucher.

CALISTÈNE.

Il est bon de munir aucune fois sa vie,

Contre ce que machine vue homicide envie.

TÉOPHANE.

Là principalement regarde mon avis,

Là doivent en effet se tourner nos devis.

CALISTÈNE.

Sur mes gardes, un œil à Perte, je ne sache

Traître, que ma rencontre effroyable ne fâche,

Que reconnu, ce bras ne puisse prévenir

De quoi se prévaloir d’ailleurs ou se munir ?

TÉOPHANE.

Vous le saurez, ayons la fidèle entremise

De personne affidée expressément commise,

Qui peu à peu moyenne un accord mutuel,

Qui tâche d’adoucir ce courage cruel,

Qui par vives raisons nous le réconcilie,

Qui par vives raisons à la raison le plie :

Ainsi pourvoirons-nous à un stable printemps,

À vivre désormais assurez et contents.

CALISTÈNE.

Rechercher le superbe, enfle sa vaine gloire,

Il ne s’en fait après que davantage accroire,

Outre qu’aux ennemis crus réconciliés,

Plusieurs à leurs dépens, chétifs se sont fiez,

Qu’une haine couverte, une haine ennemie,

Ressemble proprement à la flamme endormie

Qui s’éveille, impourvue, et rage impunément,

Premier que l’on résiste à son forcènement.

Mon père, croyez-moi, la noce consommée,

Qu’avec l’espoir s’en vont les desseins en fumée

De ce présomptueux, contraint à dévorer

Un auront que le temps lui fera digérer,

Ne chaut, ne chaut après que conspire sa rage,

Ses menaces ne sont qu’un éclair sans orage.

TÉOPHANE.

La célèbre action du mariage saint,

Ses statuts observés, jusqu’ici nous contraint

D’en différer l’effet, mais le flambeau du monde

Demain n’aura plongé son beau char dessous l’onde,

Que la chose entre nous communs d’affection,

Paraient indubitable à sa perfection.

Prends courage, demain ta flamme impatiente

N’a plus de quoi nourrir sa crainte défiante,

Ta maîtresse demain couche dans même lit,

Et de tes vœux ainsi le dernier s’accomplit :

Mais j’entrevois là bas quelqu’un qui s’achemine,

Grands Dieux, le cœur d’effroi me bat en la poitrine,

C’est Straton qui nous semble aborder souriant,

Et comme le passé, magnanime, oubliant.

 

 

Scène III

 

STRATON, TÉOPHANE, CALISTÈNE, ARISTOCLÉE

 

STRATON.

L’esprit un peu remis de cette frénésie,

Qu’aux plus sages cerveaux empreint la jalousie,

Mon indiscrétion vient s’excuser vers vous,

Protestant n’avoir plus de haine ou de courons.

L’apparence ? pourquoi haïr dans le courage

Ceux, qui tout bien compris, ne m’ont point fait d’outrage ?

Chacun également à son mieux obligé,

Mérite qu’on le blâme en l’ayant négligé,

Calistène qu’affecte une beauté divine,

Qui d’où provint son mal puise sa médecine,

N’a peu moins qu’embrasser le bon beur qui s’offrait,

Son honneur au refus un naufrage souffrait :

Moi que déçut enfin ma poursuite obstinée,

Je ne puis accuser sinon la destinée,

Que le sinistre aspect qui me fit odieux

À ce soleil d’amour adoré de mes yeux,

Sa libre élection me doit clore la bouche,

Mon seul malheur m’exclut, sans autre, de sa couche.

Si juste occasion m’induit à vous venir

Prier que, le passé mourant au souvenir,

Nous demeurions amis, et voire inséparables :

Ainsi puissent les cieux m’assister, favorables,

Qu’un remords m’a depuis cet insolent excès,

À moi-même à loisir fait faire mon procès,

M’a depuis dérobé les douceurs de Morphée,

Faisons, toute discorde intestine étouffée,

Revivre une franchise, une vraie amitié,

Que le léger obstacle augmente de moitié.

TÉOPHANE.

Jupiter philien ta providence opère,

Tu exauces ma voix ainsi que commun père,

Amollissant le cœur d’un Héros généreux,

L’eau de ta grâce éteint ce brasier dangereux,

Tel propos pacifique entendu, me r’anime,

Tel propos, ou plutôt oracle magnanime,

Dissipe la frayeur qui mes jours abrégeait,

Et qui dans un regret éternel me plongeait,

Regret de n’avoir pas montré mon innocence,

En chose que sur l’heure excédait la puissance ;

Suffit, puis que le temps fidèle conseiller,

A voulu ta raison léthargique éveiller,

Que son miracle agit en si petit espace,

Et qu’en simples discours la querelle se passe,

Et que nous devenons plus amis que devant

Ces discords dissipez comme poussière au vent.

STRATON.

L’homme de bien ne peut, sa faute reconnue,

Qu’à ma confession recourir, ingénue,

Lui-même sert de juge à son propre forfait,

Se punit, repentant du mal qu’il aura fait :

Mais ne me croyez pas, que la prenne tirée,

D’une dévotion par le Ciel inspirée,

Qu’en quelque bon effet le courage indompté,

Ne confirme une franche et pure volonté.

CALISTÈNE.

Muet, confus, vaincu, pareille courtoisie

Dans cette occasion mémorable choisie,

Me force d’avouer avec la vérité,

Qu’un si gentil amant avait mieux mérité,

Qu’au rebours, ma fortune excède mon mérite,

Moins digne des faneurs d’une belle Carite,

En récompense aussi ton esclave tu vois

Résolu de mourir, s’il se peut, mille fois,

Ou tu l’obligeras a te rendre service ;

Et se montrant, alors, ou rétif ou novice,

Qu’on ne le mette plus au rang des gens d’honneur,

Qu’il soit d’Aristoclée estimé suborneur :

Pourquoi plus insister dessus chose impossible,

Un si digne sujet me rendrait invincible,

Un si digne sujet me transporte en l’ardeur,

De lui faire, employé, paraître ma candeur.

STRATON.

Même idolâtre amour tient encore mon âme,

Captive tellement sous cette belle dame,

Que ce qu’elle aimera je ne puis que l’aimer,

Que rien qui lui soit doux ne saurait m’être amer,

Que son contentement m’oblige, préférable,

À servir qui lui plaît d’Achate inespérable,

À rendre à son époux une part du devoir,

Qu’elle seule jadis mérita recevoir.

ARISTOCLÉE.

En ces soumissions faites d’un grand courage,

Ma rigueur ne saurait qu’accuser son outrage :

Mais toi qui, souverain, modères l’univers,

À qui sont de là haut nos pensers découverts,

Tu me seras témoin, que longtemps incertaine,

Le sang plus que l’amour préféra Calistène,

Un Straton qu’en l’excès de ses perfections,

Ne fut incompatible a mes affections,

Je n’osai présumer, ainsi défectueuse,

De retenir captive une âme vertueuse,

Captive ou qui bientôt ne vint a se lasser,

Ne vint dans un sujet indigne, à se glacer ;

Ores ne pouvant mieux, le comble de ma gloire,

Sera de conserver et chérir sa mémoire,

De lui permettre tout ce que permet l’honneur,

En réputant sa vue un suprême bonheur.

STRATON.

La satisfaction me surpasse l’offense,

Au reste, imposons-nous mutuelle défense,

De ne faire jamais le passé revenir,

Ains dans une amitié stable se maintenir.

TÉOPHANE.

Tu nous honoreras la prochaine journée,

D’assister en personne à ce saint hyménée,

Témoignage certain qui montre par effet,

Qu’un oubli gênerai notre amitié refait,

Tu nous le promettras et ne t’en peux dédire,

Sans montrer l’aiguillon retenu de ton ire.

STRATON.

J’accepte de bon cœur la semonce, et ne crois

Que le plus inhumain n’en usât comme moi,

Onc le Ciel ne me fut a l’égal favorable,

Et ne me départit charge tant honorable,

Que celle d’assister un banquet, où les Dieux

Peuvent boire un nectar tout autre par les yeux :

Vous permettrez aussi qu’une élite me suive,

Vue élite d’amis reçus à ce convive,

Qui ne le déshonoré, avec elle faisant

D’une allégresse, au moins, l’agréable présent.

TÉOPHANE.

Amène hardiment cette gaillarde bande,

Ains dedans la maison, maitre absolu, commande,

Nous autres dispensés de plus long entretien,

Allons voir, qu’à l’apprêt il ne défaille rien.

STRATON, seul.

Stupides ennemis, la justice divine

Qui marche à pas contés, ma vengeance achemine,

Elle vous éblouit les yeux du jugement,

Pour croire on mon endroit ce soudain changement,

Me croire satisfait d’un tort irréparable,

D’une injure honteuse, à nulle comparable,

Qui fera ses auteurs honteusement périr ;

Il faut de la parole à l’effet recourir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CALISTÈNE, ARISTOCLÉE, TÉOPHANE

 

CALISTÈNE.

Beau jour que le Soleil vient r’allumer au monde,

Qui chasses de la nuit l’obscurité profonde,

Qui dissipes l’horreur de ces fantômes vains,

Agréable clarté qu’adorent les humains,

Qui conduis mon amour a sa palme obtenue,

Tu sois, hélas ! tu sois la mieux que bien venue,

Un songe à ton aspect me quitte pantelant,

Me quitte de sueur par le corps ruisselant,

Un songe abominable et qui funèbre importe

D’un grand désastre, entré par la plus claire porte,

Qui me représentait environ le matin,

Aristoclée échue à la parque en butin,

Après qu’un fier lion, entre mes bras ravie,

A eu coupé le fil innocent de sa vie,

Ma fureur qui pensait l’homicide arrêter,

Qui voulait un épieu dans sa gorge planter,

S’efforce pour néant, sa fuite, comme un foudre,

Le perd dans les nuaux élevez de la poudre ;

Je reviens pour gémir sur le corps trépassé,

De ce monstre impiteux déchiré, traînassé,

Ainsi qu’au même temps un gouffre me dévore,

Aveugle, retraçant les pas de mon Aurore :

Parmi telle agonie, un réveil en sursaut

Redonnant aux poumons l’air vital qui leur faut,

Depuis l’heure me liure à nouvelles alarmes,

Crainte que notre hymen s’accompagne de larmes,

Que le verre approché sur la lèvre tombant,

Qu’une grêle à l’espoir sa moisson dérobant,

Qu’une chute impourvue au bout de la carrière,

N’avorte mes desseins chez ma douce guerrière :

La voici toute morne, avise a lui celer

Pareille illusion qui ne vaut le parler.

ARISTOCLÉE.

Rassure la frayeur d’un sinistre présage,

Que tu vois, mon souci, empreint sur ce visage,

Naguères dans le temple immortel de renom,

Ou pour l’avoir propice on immole à Junon,

Où j’ai fait consulter l’entraille de l’hostie,

Aucun foie trouvé en aucune partie,

Ne nous a peu montrer que signes malheureux,

Si que le Prêtre même étrangement peureux,

Conseille de remettre à quelqu’autre journée,

Sous auspices meilleurs, l’effet de l’hyménée :

Croyons ce saint conseil, oncques il n’a bien pris,

Aux irréligieux d’un profane mépris.

CALISTÈNE.

Ne t’imagine pas que nous puissions, ma vie,

Rompre aux fatalités leur course poursuivie,

On a beau différer tout un siècle de jours,

Ce qui doit avenir se fait place toujours,

Et s’il faut tôt ou tard souffrir la même chose,

Que sert qu’à ce torrent vue digue on oppose ?

Rien certes, le plus sûr consiste de fléchir,

Et d’attendre ce saut offert à le franchir,

Notre plus grand péril serait en la remise,

Tu n’auras plus que craindre a ma garde commise,

L’effet du mariage emporte le danger,

Effet qui ne se peut, ne se doit prolonger,

Vu qu’un monde assemblé pour sa cérémonie,

Ne se sépare plus qu’après l’avoir finie,

Que ce beau jour choisi, jour mille fois heureux,

Couronne par ta main mes travaux amoureux :

Et qu’il ne manque plus à l’action parfaite,

Que selon la coutume une effusion faite

Aux nymphes que retient Siloesse en ses eaux ;

Laissons donc tel scrupule à de faibles cerveaux,

Et ne présume pas, après tel sacrifice,

T’opposer à celui de la Sainte d’Érice ;

Mon amour te fera payer ses intérêts :

Mais je n’apercevais le bon homme si près,

Qui, sans doute, nous vient en personne conduire

D’où au Ciel de mon heur tu me dois introduire,

Et semblable rougeur honteuse n’y fait rien,

Crois derechef qu’en suite on te trouvera bien.

TÉOPHANE.

Allons mes chers enfants, allons à la bonne heure,

Ce sacro-saint mystère accomplir sans demeure,

Un nuptial convoi languit vous attendant,

Autour de la maison à foule s’épandant,

L’air sous ses cris joyeux retentit d’allégresse,

Réclame Calistène et sa belle maîtresse,

Honneur où le public se tiendrait offensé,

Si l’on prodigue ailleurs un temps mal dépensé,

Straton pourra venir, qui seul plus me retarde,

À qui la pompe seul a conduire je garde,

Comme le méritant pour ses rares vertus,

Premier que les habits nuptiaux revêtus,

Tu sois prête à sortir, dépêchons, l’heure presse,

Un parfait amoureux déteste la paresse,

Et pour moi devenu Calistène à présent,

Rien de me retenir ne serait suffisant.

CALISTÈNE.

L’inhumaine enviant mon heureuse fortune,

Trouve sur ce sujet la prière importune,

Elle me veut payer d’un chimérique effroi,

Que la malicieuse a supposé, je crois,

Et des ailes pourvu de l’amant de Scythie,

J’eusse jà sur les lieux porté mon Orytie.

TÉOPHANE.

Son sexe, que veux-tu, se fait prier souvent,

De chose où son désir aspire plus fervent.

 

 

Scène II

 

STRATON, TIMARQUE, PISISTRATE, CRISIPPE, LEUR SUITE

 

STRATON.

Vous deux m’assisterez, escorte suffisante,

Escorte que reçoit l’occasion présente,

Crisippe conducteur de l’embuscade, mis

Où se peuvent le moins douter les ennemis,

Dans ce boccage épois proche de la fontaine,

Où pour sacrifier aux nymphes on l’amène,

Où ma fière homicide et ingrate beauté,

Le dernier coup mortel donne à ma loyauté,

Qui ne le préviendrait, comme nous pouvons faire,

Sans le moindre péril et sans beaucoup d’affaire :

Or sus, sus séparez chacun à son devoir,

Qui croit m’avoir trompé, j’espère décevoir ;

Crisippe seulement voit que l’enceinte prête

Ne frustre les veneurs du plaisir de la quête,

Et n’avance les tiens qu’au signal convenu,

L’entreprise demande un effet retenu.

CRISIPPE.

Conclusion, qu’aucun sinon mis en défense,

Et qu’à l’extrémité, des nôtres ne l’offense,

Que ce commandement passe de i)oint en point,

Ainsi que du dessein l’architecte l’enjoint :

Allons enfants, suivez, qu’une place choisie

L’embuscade couvrant selon ma fantaisie,

La jette à point nommé sur sa proie, aussitôt

Que dans les rets tendus attirée, on l’enclot.

 

 

Scène III

 

CHŒUR DE CITOYENS, TÉOPHANE, STRATON, PISISTRATE, TIMARQUE, CALISTÈNE, ARISTOCLÉE

 

CHŒUR.

Que diffères-tu davantage
Beau couple fortuné d’amants,
À t’installer dans l’héritage,
De tes parfaits contentements :
À finir la cérémonie,
Qui libère de tyrannie,
Et comble de plaisirs
Tes amoureux désirs.

Un monde conspire ton aise,
Un monde blâme le séjour,
Qui pirauste parmi sa braise,
Nourrit un vertueux amour :
Abrège, abrège donc ta peine,
Viens beau pair en cette fontaine
La franchise puiser
Pour ta soif apaiser.

Phœbus augmente sa lumière,
Et chemine plus lentement.
De peur que sa prompte carrière,
Le prive du contentement
D’assister à ce sacrifice,
Où fait de prêtresse l’office,
Celle qui dans ses yeux
Captiverait les Dieux.

L’heure passe, l’heure nous donne
Quelque accident à soupçonner,
Chacun, non sans cause, s’étonne,
Voire commence à frissonner,
Sur l’appréhension conçue,
Que telle espérance déçue :
Ah, rien moins, les voici,
Arrière tout souci.

TÉOPHANE.

J’abuse. Citoyens, de votre patience,

Toutefois sans pécher de certaine science,

Le devoir m’obligeait, devoir trop apparent,

D’attendre un cavalier qui me sert de garant,

Un Straton, qui la troupe illustre en sa présence,

De qui le los dépeint passe ma suffisance ;

Marchons sous sa conduite heureuse maintenant,

Chacun la place au grade acquise retenant,

Chacun à qui mieux mieux en pareille journée

Sur ce couple implorant les faneurs d’hyménée ;

Je ne te dirai pas que tu prennes la main

De celle à qui toujours tu parus trop humain.

STRATON.

Trop de discourtoisie au contraire, ah ! mon âme

Ne peut en ce discours que r’allumer sa flamme,

Il vaut mieux ces amants retirés du trépas

Qui le suit continu, doubler un peu le pas,

Leur supplice me rend sa torture commune,

Compagnon seulement de mauvaise fortune,

Ô cieux, ô cieux sans fin ce cruel souvenir,

Dans un gouffre évité me contraint revenir.

 

 

Scène IV

 

CRISIPPE, TROUPE DE SOLDATS

 

CRISIPPE.

Debout mes compagnons, la rumeur nonpareille,

D’un gros peuple marchant pénètre mon oreille,

Les premiers avancés sont déjà presqu’ici,

Ce nuage le montre en poussière obscurci,

Du prochain tertre on va découvrir tout à l’aise,

Voilà notre Straton qui mène sa mauvaise,

Suivi d’un corrival qui ne présume pas

Perdre, comme il fera, cet amoureux repas,

Que sa belle maîtresse en bonnes mains venue,

Lui coûtera la vie avant que retenue,

Avant que le fangeux amas d’une Cité

Le rende possesseur de sa pudicité :

Derechef avertis, sachez que notre escorte

En ce rapt légitime est pour tenir main forte,

Plus qu’à dessein de faire un carnage impiteux

Chez ce peuple innocent, acte lâche et honteux.

Somme que nous venons à bout de l’entreprise,

Straton victorieux ne lâchant point sa prise,

Mais si ce concurrent ose la disputer,

Son infaillible perte on lui doit imputer :

Adonc ne feignez point, faites dessus sa tête

Trop coupable éclater le coup de la tempête,

Victime pacifique, envoyons au cercueil

Tel détestable monstre avecques son orgueil.

TROUPE DE SOLDATS.

Croire qu’entre les siens aisément on l’offense,

Sans que leur multitude embrasse sa défense.

Le moyen ? tel outrage un public regardant,

Présuppose du jeu quelque pire accident,

Et que si la fureur ouverte ne déborde,

Que l’épée à la main ce grand peuple on n’aborde,

Fugitif, dispersé par la crainte des coups,

À peine que jamais tel butin soit recouds.

CRISIPPE.

En cas de résistance il faut faire main basse,

Plutôt qu’à son effet l’entreprise ne passe,

Chose presque impossible a ceux qui désarmés,

Dans leur nombre confus demeurent opprimés.

Silence, l’œil au guet, ce flot de peuple arrive,

Et jà de Siloesse il aborde la rive,

Le signal dedans peu donné nous allons voir,

Chacun donc résolu se tienne à son devoir.

 

 

Scène V

 

ARISTOCLÉE, STRATON, CRISIPPE, TROUPE DE SOLDATS, CALISTÈNE, TÉOPHANE, CHŒUR DE CITOYENS

 

ARISTOCLÉE.

Tu permettras après l’honneur de ta conduite,

Qu’Aristoclée achève, a ce destin réduite,

Le sacrifice dû aux Naïades qui font

Leur demeure sacrée en ce cristal profond,

En ce cristal des eaux qu’épanche Siloesse,

Tu sais que le devoir comme l’heure me presse,

Et qu’autre occasion ne nous assemble ici.

STRATON.

Cruelle, désormais on ne m’échappe ainsi,

Tu viendras, tu viendras malgré ta résistance,

Rémunérer ailleurs ma loyale constance,

Autre époux ne te peut légitime servir.

ARISTOCLÉE.

Calistène au secours un traître veut ravir.

CRISIPPE.

Le signal aperçu poussons à toute bride.

Mêlée en laquelle Aristoclée meurt.

CALISTÈNE.

Ô brigand, scélérat, exécrable, perfide,

Oses-tu tel dessein sacrilège attenter,

Oses-tu furieux l’impossible tenter :

Ta tête répondra ?

STRATON.

Amis que l’on s’efforce,

Employons à l’extrême une dernière force.

TÉOPHANE.

Hélas ! chers Citoyens, venez secourez nous,

Repoussants, courageux, la rage de ces loups.

CHŒUR.

Que peuvent apporter que les cris et les larmes,

Ceux que tu vois n’avoir maintenant autres armes,

Ceux que tu vois charmez d’un prodige impourvu

D’un prodige qu’à peine on croit en l’ayant vu.

ARISTOCLÉE.

Tyran luxurieux, tu m’arracheras l’âme

Premier que consentir a ta brutale flamme.

STRATON.

Ma foi te garantit une sainte amitié,

Sans force te laissant fléchir à la pitié.

CALISTÈNE.

Ta force ne saurait réussir qu’à ta honte,

Force dont sa beauté pudique ne tient conte.

TÉOPHANE.

Barbares elle va mourir entre vos mains,

Impuissante à porter ces efforts inhumains.

CHŒUR.

Ô spectacle piteux, la déplorable, expire,

Faible biche aux abois que la meute déchire.

TÉOPHANE.

Hé Tigres pardonnez a ce corps innocent,

Sur moi votre vindicte exécrable paissant.

ARISTOCLÉE.

Adieu cher Calistène, à ce coup je trépasse,

Conserve désormais ma mémoire et m’embrasse.

CALISTÈNE.

Ô mon âme tu meurs, hélas hélas merci.

Dans peu tu me revois au royaume noirci,

Attend dessus le bord la mienne réunie,

Aussitôt que j’aurai l’insolence punie

Du voleur homicide, ah ! le traître s’enfuit.

STRATON.

Faisons retraite amis car plus d’attente nuit,

Et ce contentement pour le moins me demeure,

Qu’à mes yeux le sujet de la querelle meure,

Qu’un corrival n’a plus de quoi se prévaloir :

S’éclate ores le Ciel, il ne m’en peut chaloir.

CRISIPPE.

Hâtons, doublons le pas, une commune émue,

Sa fureur contre nous manifeste en sa vue,

L’outrage trop sensible allume son courroux,

Qui s’apprête à lâcher un foudre de cailloux.

CHŒUR.

Ô couards, ô chétifs, ô lâches que nous sommes,

Indignes de tenir un rang entre les hommes,

Endurer spectateurs, tel opprobre commis,

Une retraite libre aux communs ennemis,

Courons, courons, après, que chacun s’évertue,

Et le premier d’entr’eux attrapé, qu’on le tue.

Hé Cieux, il n’est plus temps, ces meurtriers ont atteint

Un bois où leur aspect entièrement s’éteint,

Nous n’avons désormais diligence capable

De punir les auteurs d’un crime si coupable.

TÉOPHANE.

Ô stupide canaille, ô peuple accouardi,

Où le péril n’est plus, au possible hardi,

Tu menaces les vents qui moquent ta poursuite,

Et branles néanmoins du courage à la fuite,

Ton secours importun ne me console plus,

Tu renflâmes mes maux de regrets superflus,

Qui ne ranimeront mon espérance morte :

Ma fille, hé quoi meurs tu chétive de la sorte !

Sans me dire l’adieu, qui jaçoit qu’éternel,

Adoucirait le fiel de ce deuil paternel ;

Hé parle au moins des yeux, donne quelque remarque

Qu’encore tu n’es pas le butin de la parque,

Que tu peux revenir de cette pâmoison ;

L’excessive douleur aveugle ma raison,

Las hélas ! tu n’es plus qu’une insensible souche,

Échangeant au cercueil ta nuptiale couche,

Et crains que Calistène à ta lèvre attaché.

Sinon mort désormais n’en puisse être arraché :

Prends courage mon fils, relève ta constance,

Use envers ce malheur de plus de résistance,

Afin que ton amour en confirmant sa foi,

Procure même tombe a ma race et à moi.

CALISTÈNE.

Ô désastreux amour, ô raille fois maudite

L’heure que ne me fut l’espérance interdite

D’acquérir un trésor que je n’ai peu garder,

Et que perdu, les Cieux j’ose plus regarder,

Que sa perte ne soit de la mienne suivie,

Qu’aucun pipeur espoir me prolonge la vie ?

Que mon crime se veuille ou se puisse excuser,

Ains veuille à se punir de connivence user ?

Non non, chaste Soleil qui luis en l’autre monde,

Et qui portes le jour dedans sa nuit profonde,

Vertueuse beauté qui sentis mon effort,

Sacrilège complice à t’avancer la mort,

N’imagine là bas qu’une couarde crainte,

Reprochable me fit, de notre amour enfreinte,

Reprochable me fit d’un massacre inhumain,

Sans punir mon erreur par cette propre main,

Sans retracer les pas de ton ombre dolente,

Sans courre même sort d’une fin violente :

Reçois donc apaisée, en satisfaction,

Le mémorable effet d’une belle action,

Tu ne saurais, qu’inique, exiger davantage,

Puis qu’entre nos moitiés un destin se partage,

Que mon crime se va laver dedans le sang,

Par ma dextre coupable épuisé de ce flanc.

TÉOPHANE.

Au secours Citoyens, l’homicide se tue,

Et ne puis l’empêcher quoi que je m’évertue,

Ô renfort de malheurs, ô grande cruauté,

Mais exemple plutôt de rare loyauté,

Veuf, le chétif ne veut survivre sa maîtresse,

Que malgré les efforts d’une embûche traîtresse,

Il retrouve passée aux champs Élyséens,

Où les esprits heureux ne manquent d’aucuns biens,

Où semblable destin d’dorénavant m’appelle,

Car pourquoi plus languir en sa prison mortelle,

Car pourquoi vers mon sang moindre d’affection,

Remourir en vivant comblé d’affliction :

Tu n’as que trop vécu, que trop repu l’envie

Des astres ennemis qui prolongent ta vie,

Trouve, trouve un repos au nocturne séjour,

Qui te fuit désormais en respirant le jour,

Sus, franchi courageux.

CHŒUR.

Demeure impitoyable,

N’ajoute aux précédents ce spectacle effroyable,

Réserve à ton pays le surplus de tes jours,

Pour son utilité trop accourcis toujours,

Ton oracle autrefois nous apprit que le sage

Ne doit précipiter ce funèbre passage,

Que quiconque, inhumain, s’accélère la mort,

Se confesse vaincu des injures du sort :

Cédons a ce destin qui gouverne le monde,

Dessous qui l’univers meut en cause seconde,

Et allons préparer un convoi funéreux

À ce beau couple rare autant que malheureux.

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